Résonances – Avril 2000

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Développer la pensée critique

M.F. Daniel – L. Lafortune – R. Pallascio

 

Partout dans le monde, l'éducation devient de plus en plus problématique, en ce que le XXIe siècle sera vraisemblablement façonné par l'internationalisation et la mondialisation, l'explosion des connaissances et le développement accéléré des technologies, la complexification de la vie en société.

À cet égard, le développement de la réflexion critique des élèves est suggéré avec de plus en plus d'insistance par les divers groupes de travail qui se penchent sur cette question, «afin de favoriser chez les élèves une compréhension véritable des événements au lieu de développer et de maintenir une vision simplificatrice des informations reliées à ces événements.» (Delors, 1996, p. 47) En outre, développer le jugement critique aide les jeunes à relativiser les faits et à faire preuve de sens critique face au flux des informations. Mentionnons que dans une perspective d'apprentissage et de formation le développement de la pensée est étroitement solidaire de l'acquisition d'un savoir-dire qui mobilise les stratégies de mise en discours argumentatif pour en montrer la rigueur et le bien fondé.

Le rapport Delors, présenté à l'UNESCO, recommande également que l'école valorise la coopération entre pairs (Delors, 1996, pp. 35-47).

Nous avons étudié l'impact de l'approche de Philosophie pour enfants (PPE) appliquée aux mathématiques (PPEM) (Daniel et al., 1996) sur le développement de la pensée critique d'élèves de 11-12 ans et sur la dynamique sociale de la classe. Nous présenterons les résultats d'une

étude effectuée à partir des données des journaux de bord que l'enseignante était invitée à remplir chaque semaine, après chaque séance d'une heure de PPEM avec ses élèves.

 

Evolution de la pensée

Une étude que nous avons effectuée dans ce groupe d'élèves révèle que le passage de la pensée simple à la pensée critique s'est effectuée selon un processus long et complexe, mais ayant pour avantage de favoriser le développement de l'enfant sur plusieurs plans. Nous présenterons de façon chronologique les étapes du processus observé, la première séance de PPEM ayant eu lieu à la mi-octobre et la dernière, à la mi-mai.

 

Étape 1 : Bien que l'enseignante mette en place un nouveau mode d'apprentissage (l'approche de PPEM), le groupe d'élèves ne modifie pas spontanément ses comportements pas plus que sa conception des rôles respectifs de l'enseignante et des élèves. L'enseignante conserve son autorité; les élèves attendent de recevoir passivement les informations de cette dernière. Il ne suffit donc pas d'utiliser le matériel de PPEM pour que des changements de comportement adviennent chez les élèves: une pratique régulière

s'avère nécessaire. Nous appelons cette étape qui ne dura qu'une semaine: Installation d'un nouveau mode d'apprentissage par l'enseignante /observation passive de la part des élèves.

 

Étape 2 : Cette étape fut la plus longue et la plus difficile de toutes. Elle s'échelonne de la fin octobre à la mi-mars. Selon l'enseignante, elle a été marquée par des tensions et des contradictions (exemple: engagement dans la discussion vs retrait total; ouverture à l'autre vs intolérance; respect des autres vs irrespect). Durant la période de PPEM, les élèves semblent chercher l'équilibre entre «prendre sa place» et «prendre toute la place». Ils proposent de nouvelles règles de fonctionnement dans la classe et font l'essai de nouveaux rôles, assurant ainsi une prise de pouvoir croissante et horizontale (exemple: les élèves, en alternance, s'accordent le privilège d'être secrétaire du groupe). Une enseignante note que les élèves se «parlent», c'est-à-dire qu'ils échangent des informations et des idées, mais que l'échange s'effectue sous un mode monologique (vs dialogique), en ce que chacun poursuit sa propre idée, sans prendre en considération l'opinion des pairs. Nous postulons que cette étape est longue et difficile pour les élèves, car elle en est une de «prise de pouvoir» et qu'elle présuppose un travail sur le plan de l'autonomie personnelle. Nous l'appelons: Développement de l'autonomie.

 

Étape 3 : À cette étape, les journaux de bord de l'enseignante sont essentiellement reliés aux habiletés de pensée critique chez les élèves. Ici, les élèves commencent à justifier leur point de vue, trouver des causes, faire des relations entre les concepts. Nous pouvons donc supposer que les élèves, après avoir pris conscience de leurs droits individuels, prennent conscience que la communauté de recherche n'est pas une succession séquentielle d'interactions entre élèves, mais plutôt une dynamique hétérogène d'interactions (avec soi, l'autre, le groupe) dans laquelle ils ont la responsabilité de s'investir. L'investissement ne se manifeste plus seulement par une présence physique, mais par un apport sur le plan de la pensée. Parallèlement, l'hétérogénéité ou le pluralisme du groupe en se manifestant, met en évidence les différences entre les points de vue des élèves. Il n'est donc pas étonnant de constater que la «parole» entre élèves s'approfondit et devient «communication». Communiquer est l'action de mettre en commun ses idées; c'est une négociation entre deux parties. Bref, le passage du «groupe» à la «micro-société» qui avait été amorcé à l'étape précédente vient d'être consolidé. Nous appelons cette étape: Développement social.

 

Étape 4 : Ici, les journaux de bord mettent l'accent sur le climat positif de la classe: les élèves se félicitent de leurs bonnes idées, l'autre sur le bien-fondé de leurs interventions et ils s'encouragent à poursuivre. La conséquence de ce climat de confiance est que les élèves semblent gagner en estime de soi. Corollairement, l'enseignante note que les habiletés de pensée complexes des élèves sont utilisées de plus en plus régulièrement. Les élèves commencent à entrer dans le «dialogue», c'est-à-dire qu'ils s'écoutent et tentent de comprendre le sens de l'intervention des pairs; ils acceptent de se laisser influencer par les idées des pairs; le but de l'échange est moins individuel et davantage tourné vers un but commun, à savoir la résolution d'un problème conceptuel ou mathématique. L'aspect affectif apparaît donc ici comme un facteur de progrès social et cognitif. Nous appelons cette étape: Développement affectif.

 

Étape 5 : Selon les données des journaux de bord, cette étape est caractérisée par l'ouverture d'esprit, le respect, la tolérance, le souci de l'autre et le sens critique des élèves. Ayant dépassé le stade de la <<microsociété», les élèves ont accédé à la «communauté de recherche». Leurs échanges s'effectuent généralement sous le mode dialogique. Le dialogue philosophique, plus qu'une simple communication entre les personnes, suppose que le rapport à l'autre repose sur l'interdépendance et l'intersubjectivité. Le dialogue est le plus haut niveau d'échange, de même que l'intersubjectivité est le plus haut niveau de la coopération. En fait, la cinquième étape est la résultante des étapes précédentes, où le développement sur les plans personnel, social et affectif encourage l'élève à utiliser des comportements moraux et à s'investir sur le plan de l'argumentation «dialectique» (vs <<rhétorique>>). Dans l'argumentation dialeectique, la critique

n'est plus une menace, mais devient source de progrès, au même titre que l'entraide. Nous appelons cette étape: Développement moral et cognitif.

 

Communauté de recherche philosophique

Comme les données empiriques de ce groupe l'illustrent, l'évolution des comportements sociaux des élèves s'effectue par le passage du «groupe» à la «société» et à la <<coinmunauté de recherche». Ce passage s'effectue parallèlement à l'évolution de la qualité de l'échange entre ces personnes, qui passe de la «parole», à la «communication» et au «dialogue philosophique». Le dialogue philosophique présuppose le passage de la pensée simple à la pensée critique et à l'argumentation pose des dispositions et des habiletés de pensée complexes.

Ces résultats présupposent que des apprentissages ont été effectués chez les élèves. Ce qui nous renvoie a la qualité de l'animation philosophique par l'enseignante. Le détail des journaux de bord indique que, d'une première animation centrée essentiellement sur la simple «gestion» de l'activité et de la classe, l'enseignante de ce groupe d'élèves a réussi le passage à «Fart de questionner» en fondant son animation sur la recherche du sens. L'état de doute provoqué par le questionnement fait naître chez l'élève le conflit cognitif, qui constitue le point de départ de tout processus réflexif. Et dès lors que le questionnement individuel est partagé par quelques membres du groupe, un autre processus se met alors en branle, celui de la communauté de recherche. Les élèves sont alors susceptibles d'entrer dans un dialogue, car ce dernier est basé sur les interrelations.

Dans la communauté de recherche, la maïeutique socratique est considérée comme une pédagogie significative, en ce qu'elle permet à la relation (traditionnellement) linéaire <<enseignement-apprentissage>> de devenir circulaire et, ce faisant, de donner du «pouvoir» aux élèves et de favoriser chez eux une responsabilisation plus grande face à leurs apprentissages. Lorsque l'enseignante attend des élèves des réponses homogènes, voire toutes faites, issues d'un manuel ou d'une idée déjà arrêtée du monde adulte, les élèves perdent une part de motivation intrinsèque. Cependant, dès lors que leur créativité, leur jugement et leurs expériences de vie sont non seulement respectés, mais requis, ils gagnent en intérêt et visent au dépassement de soi. C'est alors que les capacités de réfléchir et de dialoguer qu'ils possèdent s'activent et s'actualisent.

 

Quelques références utiles

            Daniel, M. F (1997). La philosophie et les enfants. Bruxelles: De Boeck.

 

Daniel, M -F, Lafortune, L., Pallascio, R., Sykes, P (1996). Les aventures mathématiques de Mathilde et David; Rencontre avec le monde des sciences; Philosopher sur les mathématiques et les sciences. Québec: Le Loup de gouttière.

 

Delors, 1. (dir.). (l 996). L'education, un trésor est caché dedans. Rapport à l'UNESCO de la commission internationale sur l'éducation pour le 2le siècle. Paris: Odile Jacob.

 

Lipman, M. (1995). A l'école de la pensée. Bruxelles: De Boeck.

 

 

Les auteurs

Marie-France Daniel est professeure à l’Université de Montréal et chercheure au Centre interdisciplinaire de recherche sur l'apprentisage et le développement en éducation (CIRADE).

Louise Lafortune est professeure à l'Université du Québec à Trois-Rivières et chercheure au CIRADE

Richard Pallascio est professeur à l'Université du Québec Montréal et chercheur au CIRADE.