Les débats à visée philosophique à lécole, action innovante ? |
Dans louvrage collectif « Innovation école ! »[1] publié par le CNIRS[2], plusieurs des auteurs sexprimant sur ce sujet font une distinction entre les innovations absolues et les innovations relatives. Celles-ci seraient définies comme des adaptations à un terrain donné dun dispositif mis en place ailleurs, dans un autre contexte. Il importe cependant de graduer cette notion de relativité de linnovation, en fonction des divergences plus ou moins grandes existant entre le milieu dorigine et celui où le nouveau dispositif doit être implanté. Sil sagit, par exemple, dadapter une démarche dans un pays nouveau, à un public différent en termes dâge ou de milieu, avec des acteurs différents en termes de formation, de suivi des projets, on peut dire quon a affaire à une innovation dont la caractère relatif est moins marqué que quand il sagit de transposer un dispositif dun collège au collège voisin.
On ne peut certes pas contester que la démarche « philosophie pour enfants », du moins dans sa variante « Lipman », soit une innovation relative. Mais elle a nécessité un travail dadaptation important, qui est dailleurs encore inachevé. Les documents mis au point par Matthew LIPMAN et son équipe sont en effet difficiles à se procurer en France. De nombreux aspects des textes quil a écrits nécessitent que ceux-ci soient revus, pour les adapter au vocabulaire ou à la société française. Les textes utilisés dans notre pays sont en effet des traductions québécoises des originaux américains. Ces limites, entre autres considérations, ont dailleurs conduit certains praticiens, ici ou là, à utiliser dautres supports, romans de la littérature enfantine, uvres dart, textes écrits par le maitre lui-même, etc.
Dans un livre quil a coordonné, Michel TOZZI[3] distingue quatre courants dans les démarches utilisées actuellement en France. Empressons-nous de dire que, d'une façon générale, les tenants de ces différents courants ne manifestent pas de rejet des autres tendances. Au contraire, des initiatives diverses, colloques, publications, les réunissent régulièrement dans une optique d'échanges et de coopération. Certains de ces courants sont originaux, en ce sens quils sappuient sur une démarche mise au point par les enseignants qui les utilisent. Cest le cas, par exemple, des démarches de Alain DELSOL ou du groupe LEVINE[4]. Peut-on pour autant dire quil sagit là dinnovations absolues ? Le fait même que des activités se réclamant de la philosophie soient pratiquées avec des enfants dâge élémentaire depuis 30 ans aux Etats-Unis ne relativise-t-il pas le côté innovant de ces démarches ? De plus, dès quun autre praticien ou groupes de praticiens sen empare, le côté absolu de linnovation disparaît.
Il nen demeure pas moins que cette tendance relativement nouvelle en France, qui propose de mener des débats à visée philosophique avec des jeunes enfants (en beaucoup dendroits, de telles activités sont menées dès la Grande Section de maternelle), ces activités et la recherche quelles suscitent, méritent à nen pas douter le qualificatif dinnovation absolue. Même si, dans les années 70, certains professeurs de philosophie, et particulièrement les membres du Groupe de recherche sur lenseignement de la philosophie (le GREPH, créé par Jacques DERRIDA), avaient eu une idée semblable, quoique limitée au collège, et restée hélas sans lendemain[5].
Au cours dun récent colloque consacré à ces nouvelles pratiques[6], André PESSEL, Inspecteur Général de Philosophie, insistait pour dire que le côté innovant nétait pas réservé à celles-ci et que, dans leur classe de Terminale, de nombreux professeurs innovent également. Il rejetait ainsi lidée que, dans le domaine de la philosophie, seuls les praticiens des démarches initiées hors Terminale seraient innovateurs. Il pensait très probablement, en loccurrence, aux activités menées dans le système scolaire en amont du lycée, et qui sont portées, il faut bien le dire, par une majorité de non-spécialistes[7]. Il lui semblait difficile daccepter lidée que seuls des praticiens non reconnus par linstitution (parce que non diplômés par elle) pourraient être porteurs dinnovation dans cette discipline reine. Reconnaissons limmense mérite dAndré PESSEL davoir accepté de participer à un tel colloque. Et insistons à nouveau pour dire que ces nouvelles pratiques ne se définissent pas contre lenseignement traditionnel de la philosophie, mais comme un complément, une préparation qui, nous lespérons, permettra à un nombre croissant délèves dassister aux cours de philo de Terminale avec intérêt et profit. « [ ] je crois nécessaire, dit Michel ONFRAY[8], d'envisager un enseignement de la philosophie dès le primaire, dès la première année de scolarisation ». Dans un ouvrage cosigné par Alain RENAUT et Luc FERRY, quand il nétait pas encore ministre de lEducation nationale, on peut lire également « Je me demande parfois sil ne faudrait pas, dès lécole primaire, enseigner en tant que tel lart de largumentation »[9]. Notons dailleurs au passage que, si elles se diffusaient sur une large échelle, ces démarches seraient LE SEUL contact avec la philosophie dun nombre considérable délèves : tous ceux qui quittent lécole au terme de leur scolarité obligatoire, ou ceux qui sont orientés dans des filières parallèles (SEGPA) ou vers les lycées professionnels Au nom de quoi leur refuser un accès, même modeste, à cette discipline ? Sans vouloir faire dans le solennel, la devise même gravée aux frontons de nos mairies ne devrait-elle pas au contraire nous contraindre à le leur proposer ?
Certes, pour revenir aux propos dAndré PESSEL, on ne peut nier que de nombreux professeurs de philosophie de Terminale ou dUniversité soient des innovateurs. (Personne dailleurs, groupe ou individu, na jamais prétendu avoir le monopole de linnovation.) Mais il est également fort probable quun nombre assez important dentre eux se contentent de reproduire les modèles en usage depuis le Second Empire : cours magistral, lecture dauteurs (souvent les mêmes), dissertation Et si certains font évoluer ces pratiques, il sagit plus dadaptation à un nouveau public, plus large, que dune innovation pure. « Il y a deux cents ans, dit encore Michel ONFRAY, en classe terminale on ne compte pas de femmes, pas d'enfants issus de familles modestes, pas d'élèves, bien évidemment, provenant des urbanismes pathogènes et des couches sociales détruites par le capitalisme dans sa version libérale. Le baccalauréat et la dissertation concernent alors des enfants issus du monde des bourgeois qui font la loi. Destinée aux individus rompus aux thèmes grecs, versions latines et subtilités de la rhétorique, l'épreuve sanctionne les docilités nécessaires à la reproduction sociale et se contente de sélectionner l'élite. »[10] Pour continuer dans cette logique, et de façon un peu polémique, on pourrait se demander quels sont les objectifs politiques, au sens large, poursuivis par les professeurs qui reproduisent sciemment ce modèle.
En tout état de cause, les démarches mise en place hors Terminale ont ceci de réellement innovant, par rapport à la simple adaptation à de nouveaux publics, quavant leur apparition, il nexistait RIEN de comparable à ces niveaux denseignement. Il ne sagit donc pas de faire évoluer une pratique qui ne satisferait plus, ou moins, mais bien de créer, de toutes pièces ou presque, une activité nouvelle.
Les activités proposant aux élèves de participer à des débats à visée philosophique ont ceci de très nouveau que le maitre (ou lanimateur, quand ces deux personnes ne sont pas confondues) ne possède pas la réponse aux questions posées. Pas plus, en tous cas, que nimporte lequel des enfants qui discutent. Et dans les faits, ladulte, ou les adultes, présent(s) lors du débat sinterdisent, la plupart du temps, dy participer. Si une réponse doit être apportée, ce ne sera JAMAIS par un adulte. Et ceci est très nouveau.
Depuis longtemps, les didacticiens prônent de délaisser les approches trop frontales, où lenseignant, seul détenteur du savoir, le déverse du haut de la chaire à des élèves quon suppose, assez souvent à tort, avides de lentendre et de lintégrer. On tend au contraire de plus en plus à travailler à partir de lexpression par les enfants de leurs représentations, pour les infirmer ou les confirmer au moyen dun dispositif adéquat. Cest le cas, par exemple, des activités dénommées « Ateliers de Questionnement de Texte » conçues par léquipe qui travaille à lUniversité de Paris V avec Alain BENTOLILA et Jean MESNAGER dans le cadre du Réseau des Observatoires Locaux de la Lecture[11]. Dans lenseignement des sciences, les écrits bien connus de Raymond TAVERNIER ou, plus récemment, les préconisations de Georges CHARPAK dans le cadre du programme « La main à la pâte » utilisent le même type de démarche. Dans ce cas dailleurs, les objectifs des promoteurs de ce dispositif sont clairs : on calque la pédagogie des sciences sur ce qui se passe quand on est un vrai chercheur (émission dhypothèses, construction de modèles quon soumet à la validation de lexpérience), pour mieux former de futurs scientifiques. Or, ce qui distingue fondamentalement une classe au travail de la communauté scientifique, cest que, dans limmense majorité des cas, le professeur connaît, lui, la « bonne » réponse. Il ne peut pas laisser passer un contresens sur un texte, quand des élèves qui, par exemple, ont mal maitrisé la chaine anaphorique, ont compris quun récit mettait en scène quatre personnages quand il ny en a que deux. Ou laisser sinstaller lidée que les aimants attirent le plastique si les enfants nont pas lidée de couper avec leurs ciseaux un « magnet » pour se rendre compte quil comporte une fine armature de métal. Dans ces cas, avec plus ou moins de subtilité (ou de sincérité, ou dhonnêteté intellectuelle, comme on voudra) il lui faudra bien, à un moment ou à un autre, rétablir la vérité, ou la faire rétablir, ce qui, finalement, revient au même.
Or, si lidée est de faire vivre aux élèves des situations comparables à ce qui se passe dans la communauté scientifique, on voit bien que lanalogie est loin dêtre parfaite. Personne ne dira aux chercheurs en médecine ou en astrophysique quils se trompent. Si ce nest dautres chercheurs, ailleurs, ou plus tard. Ou queux-mêmes soient amenés à corriger leurs erreurs. Tous savent bien que les vérités quils énoncent sont provisoires, que de nouvelles études peuvent les remettre en cause. Beaucoup, à un moment ou à un autre, sont amenés à dire « Je ne sais pas, nous ne savons pas ». Un professeur de lettres, de physique, de biologie le dit-il, autrement que de façon anecdotique, quand il parle de la matière quil enseigne ?
Cest un des sens quil faut donner à lexpression « communauté de recherche entre pairs », employée par Matthew LIPMAN pour désigner le groupe denfants au travail dans une séance de ce quil appelle « philosophie pour enfants »[12]. Comme dans la communauté scientifique, il sagit pour les élèves engagés dans ce type de travail de choisir une question, de la traiter de la façon la plus rigoureuse possible, dans tous ses aspects, de constater des désaccords, den régler certains et de progresser (ou non ) vers une vérité quon sait éphémère. Aucune autre activité menée dans les écoles ne réunit ces caractéristiques. En ce sens, et de façon faussement paradoxale, aucune ne prépare mieux les élèves à devenir des scientifiques accomplis. Cest peut-être ce côté impermanent, dans le sens bouddhiste du terme, cette relativité absolue, qui déstabilisent nombre denseignants quand ils sont confrontés pour la première fois à ces activités. Car le fait que le maitre ou lanimateur ne connaisse pas les réponses leur est consubstantiel. Il sagit bien, à travers elles, de développer une véritable « culture du questionnement », comme le dit Michel TOZZI. « Pourquoi ne voir dans lenfant, précise-t-il, que celui qui répond par lopinion et le préjugé, et non celui qui questionne sur le sens ? A ne pas prendre au mot ses questions, [ ] à différer scolairement leur prise en compte, on prive lenfant dune culture du questionnement, on condamne lécole à une culture de la réponse. »[13]
Cette mise en lumière de lintérêt du questionnement est radicalement nouvelle. Comme dans les Romans de la Table ronde, cest au sein dun groupe dans lequel aucune prééminence ne doit se manifester, animé par un personnage au rôle secondaire, que nait la volonté de mener une quête. Et chacun voit bien que la Quête elle-même est plus importante, plus formatrice, que son objet. Car, comme dit encore Michel TOZZI, « le savoir na de sens que comme réponse à des questions que lon se pose. »[14]
Pour terminer, insistons sur le fait que nos démarches, malgré un certain nombre déléments fédérateurs, sont diverses. Si on excepte le programme de Matthew LIPMAN, expérimenté aux Etats-Unis depuis une trentaine dannées, toutes les autres ne sont expérimentées que depuis un temps relativement court, moins de 10 ans, souvent beaucoup moins, et beaucoup sont lobjet daménagements de la part des praticiens qui sen emparent. Ainsi, dans lacadémie de Caen, où la plupart des activités à visées philosophiques sont inspirées par les travaux de LIPMAN, bien des modalités ont vu le jour : certains collègues ont préféré délaisser les textes écrits par LIPMAN lui-même, pour utiliser des romans de la littérature de jeunesse, comme « Tistou les Pouces Verts » ou « Le Petit Prince ». Dautres ont tenté de partir duvres dart, de photos. Dautres encore écrivent un roman original, semaine après semaine, en fonction des paroles des enfants, des thèmes qui ont semblé les accrocher, des remarques faites lors de lentretien du matin, du « Quoi de neuf ? », etc. et utilisent ce roman selon le dispositif prévu par LIPMAN.
En ce qui nous concerne, dans lexpérience menée à lécole élémentaire Vieira de Silva, de Caen, après une assez longue période dapplication du programme LIPMAN, nous évoluons vers une pratique qui sen inspire, en délaissant la première partie du dispositif, la lecture partagée[15]. Nous navons donc pas de « point de départ » : ni roman daucune sorte, ni photo, ni uvre dart. En fait, nous procédons un peu comme Marcel CONCHE lenvisage : « Si je devais aborder cela, je commencerais par dire : On va faire une interrogation écrite. Ecrivez les questions auxquelles vous voudriez que lon réponde, les feuilles sont anonymes. »[16] Sauf que le mot dinterrogation nest pas prononcé, et que la cueillette des questions, pour reprendre la jolie expression de nos collègues québécois, se fait en commun au tableau, au cours dune phase orale.
Non seulement les questions ainsi produites nous paraissent moins anecdotiques que celles induites, parfois, par les romans, mais les élèves déclarent préférer cette façon de procéder. Cette évolution est récente, elle na que quelques mois au moment où ces lignes sont écrites. Nous envisageons, dans lavenir, de continuer à utiliser les romans, mais moins systématiquement. On pourrait y avoir recours, par exemple, au cours des premières séances avec chaque génération délèves, pour leur proposer dabandonner ensuite ce cadre assez contraignant.
Ces quelques exemples montrent que les enseignants pratiquant des activités à visées philosophiques sont très souvent, des innovateurs (au moins des innovateurs « relatifs » au sens que nous donnions à ce terme au début de ce texte). Chacun de ces praticiens doit, au minimum, adapter, au terrain et à ses objectifs prioritaires, des démarches expérimentées ailleurs. Par rapport à limmense majorité des activités pratiquées dans les classes, cet « ailleurs » nest connu que par des écrits, rapportant des expériences lointaines dans le temps et/ou dans lespace. La posture induite pour les enseignants est donc la plupart du temps celle de praticien-chercheur. Ils innovent donc, dune part, en étant, au moins partiellement, auteurs de leur propre pratique, et dautre part en adoptant cette posture quon pourrait, peut-être, considérer comme une certaine forme didéal enseignant.
Professeur
des écoles
Ecole
Vieira da Silva, Caen,
Octobre
2002
[1] Pascal Bouchard (coord.) : « Innovation école ! », Paris : Autrement, 2001. Cet ouvrage comprend deux parties : une consacrée à la réflexion sur linnovation, une autre qui présente des projets innovants.
[2] Conseil National pour lInnovation et la Réussite Scolaire
[3] Michel Tozzi (coord.) : « L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire », CRDP Languedoc-Roussillon/Hachette, 2001
[4] Cf les présentations de ces différentes démarches dans le même ouvrage.
[5] Jacques Derrida et al. : « Qui a peur de la philosophie », Paris : Flammarion, 1977
[6] Ce colloque sest tenu au CRPD de Bretagne, à Rennes, les 22 et 23 mai 2002, et avait pour intitulé exact « Quelles pratiques de la philosophie à lécole et dans la cité ? »
[7] Au cours du même colloque, un atelier dont le thème était « Faut-il être un spécialiste pour mener une pratique philosophique ?» a peiné à cerner cette notion de spécialiste, malgré linsistance de certains intervenants pour la clarifier. Bien que très minoritaires dans cet atelier, comme, dailleurs, dans lensemble du colloque, les professeurs de philosophie « diplômés » ont beaucoup parlé. Faut-il en déduire que ce sont eux, les spécialistes ?
[8] Michel Onfray : « Elargissons la philosophie », in Libération, 18 juin 2001
[9] Luc Ferry et Alain Renaut : « Philosopher à 18 ans : Faut-il réformer lenseignement de la philosophie ? », Paris : Grasset, 1999
[10] Michel Onfray : « Elargissons la philosophie », op.cit.
[11] Plus de détails sur le site du ROLL : http://www.uvp5.univ-paris5.fr/ROLL/
[12] Matthew Lipman : " À lécole de la pensée ", traduit de langlais par Nicole Decostre. " Pédagogies en développement." Bruxelles : De Boeck, 1996
[13] Michel Tozzi et al. : "Nouvelles pratiques philosophiques en classe" (Actes du colloque "Nouvelles pratiques philosophiques à l'école", qui s'est tenu à Paris en avril 2001), Rennes : CRPD, 2002
[14] Ibid.
[15] Pour plus de détails sur la démarche LIPMAN et lusage que nous en faisons, voir le site Internet que nous avons consacré à notre travail, à ladresse http://www.chez.com/gillg14.
[16] Entretien avec Marcel Conche publié dans le Journal des instituteurs, n°7 de mars 2000, dossier « Philosophie »