Résonances – Avril 2000

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Philosopher en Suisse romande

N. Revaz

 

 

Quels sont les pays qui expérimentent la philosophie dès l'école primaire ? Comment expliquer l’intérêt croissant des enseignants mais aussi des parents pour la philosophie pour enfants ? Quelle est la situation en Suisse romande ?

Au Québec, les premières classes primaires faisant de la philosophie à l'école datent de 1982. Depuis, l'implantation se fait progressivement. Certes, un nombre limité d'enseignants pratiquent la philo avec les enfants, mais le ministère de l'éducation québécois tient à faire une place plus importante à la philosophie dans les programmes scolaires. En Belgique, les expériences ont débuté autour de 1990. La France a réalisé quelques tentatives dans les années '90, mais l'enthousiasme pour cette pratique est récent et isolé à quelques régions françaises. Pour l ‘heure, aucune région de Suisse romande n’a lancé de véritable expérimentation. Dans certains cantons, il y a des pourparlers en cours avec les Départements de l'éducation. Mais rien d'officiel pour l'instant. Cela n'empêche pas l'Association romande de philosophie pour enfants de connaître déjà un certain succès.

Engouement pour la philo

Depuis quelques années, on assiste à un fort engouement pour les lectures philosophiques, probablement parce que l'Homme de l'an 2000 se sent un peu dérouté dans un monde où les repères manquent. Le succès populaire qu'ont connu le «Monde de Sophie» de Jostein Gaarder et le «Petit traité des grandes vertus» d'André Comte-Sponville n'en sont que deux exemples parmi les plus emblématiques. C'est certainement en raison de ce contexte ambiant que le programme de philosophie pour enfants, créé par Matthew Lipman dans les années '60, en Amérique, intéresse aujourd'hui de plus en plus la Suisse romande. La pensée de John Dewey, pédagogue et philosophe américain proche du pragmatisme, est celle qui a certainement le plus influencé la démarche de Lipman, parce qu'elle invite davantage au doute qu'à la croyance. Et même si ce programme date de 1960, ce principe correspond bien à notre époque contemporaine. L’objectif de Lipman est de donner aux élèves la possibilité de nourrir une véritable discussion philosophique, sans pour autant avoir besoin de maîtriser le jargon des spécialistes et des grands penseurs.

En mars 1999, suite à un congrès organisé à Lausanne, Patrick Korpès, éducateur spécialisé passionné par tout ce qui touche à l'éducation, a fondé l'Association romande pour la philosophie pour enfants. L’Association a pour but de promouvoir la philosophie pour enfants, d'établir un lieu d'échange et de dialogue, d'assurer une formation continue aux enseignants qui appliquent le programme de Lipman. Une formation est proposée aux enseignants, éducateurs et parents plusieurs fois par année. L'Association a déjà reçu et accueillera à nouveau Michel Sasseville, professeur de philosophie pour enfants à l'Université de Laval. Dans cette université québécoise, c'est même devenu une discipline reconnue, puisqu'il est possible d'obtenir un certificat en philosophie pour enfants.

Eveiller la curiosité

Le programme de Matthew Lipman offre un matériel pédagogique complet et progressif pour tous les degrés de la scolarité obligatoire. L'avantage, par rapport à d'autres démarches, c'est que ce programme comprend des romans adaptés en fonction de l'âge ainsi que des guides pédagogiques. La mise en place d'une pédagogie du jugement peut toutefois paraître utopique. Il faut savoir que l'objectif de cette démarche n'est pas d'enseigner la pensée des philosophes, mais d'aviver la curiosité et le raisonnement des enfants. Il s'agit de travailler avec les enfants à partir de romans écrits pour eux sur des questions qui peuvent les toucher pour les faire réfléchir ensuite avec leurs mots. Ainsi que le note Patrick Korpès, «c'est une manière de démocratiser la pensée philosophique, puisque tous les enfants, quel que soit leur niveau, peuvent prendre du plaisir à réfléchir». Et il ajoute: «Le but de l'animateur est de parvenir à lancer avec les enfants

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 une vraie discussion philosophique, pas une simple discussion style café du commerce. Dans leur réflexion sur des notions comme la responsabilité, les enfants peuvent aller très loin. «L'approche de la philosophie pour enfants se veut avant tout transversale: on peut très bien réfléchir durant le cours de français, d'histoire ou de mathématiques. La pensée n'a pas de frontière disciplinaire. A la question de savoir s'il n'est pas trop jeune de commencer à pratiquer la philo à l'école primaire ou même enfantine, Michel Sasseville rétorque qu'«à cinq ans, on a déjà cinq années d'expérience et une vie qui est déjà chargée de problèmes et de mystères. Apprendre, non pas des réponses (ce n'est pas de l'endoctrinement dont il s’agit) mais à questionner cette vie, à réfléchir avant d'agir, devrait commencer aussitôt que possible, dès l'instant qu'on a commencé à parler».

Lydie Ramasco enseigne avec la méthode de Matthew Lipman dans des classes de maturité au gymnase de La Tour-de-Peilz. Avant elle, des classes québécoises ont adapté le programme pour des élèves presque adultes. Lydie Ramasco estime que trop souvent les enseignants sont obligés de faire du prêt-à-penser par manque de temps. Avec ses étudiants qui ont choisi la philo en branche à option, elle prend le temps de la réflexion. Selon elle, «il est important que les élèves se sentent responsables de leurs propres pensées». N'étant pas habilitée à ensei-

gner à l'école primaire, Lydie Ramasco souhaite tout de même pouvoir participer à l'introduction de la philo pour enfants dans des classes-pilotes. Elle a du moins entrepris des démarches dans ce sens. Le dialogue avec les professeurs de philosophie semble judicieux pour éviter de faire n'importe quoi.

La philosophie avec les enfants suscite des initiatives pour le moins originales. Une collaboration avec le théâtre Forum Le Caméléon aura lieu à la mi-avril à Genève. Un spectacle- forum sera suivi par une discussion philosophique sous forme d'ateliers. La réflexion aura comme point de départ « La fée carabine ». Tout un programme.

Sirops philos

Les idées autour de la philo pour enfants foisonnent. Afin de promouvoir la réflexion des enfants, Christian Danthe, médecin à Vallorbe, a pour sa part organisé l'année dernière un «sirop philo», un peu sur le principe des cafés philo. Ce premier «sirop philo» était aussi l'occasion de réunir les générations, puisque grands-parents, parents et enfants étaient invités à y participer. Pour Christian Danthe, il ne fait aucun doute que le développement de la pensée chez les enfants est essentiel pour l'exploration du monde qui les entoure. Mais il reste encore à savoir quel est le meilleur moyen de favoriser cette réflexion. Il lui paraît naturel de partir des démarches existantes, mais il estime qu'il faut cependant réfléchir sur une éventuelle transposition et peut-être même sur la création d'une démarche plus adaptée à la réalité culturelle en Suisse romande. Le maître qui devient un animateur garant d'une logique formelle ne correspond certainement pas tout à fait à la conception du métier d’enseignant et des aménagements semblent s'avérer nécessaires pour une réussite du programme sur le continent européen. Il est important aussi de ne pas négliger le fait que d'autres approches, dont l'apprentissage par problèmes ou la réflexion à partir de questions que les enfants posent en toute liberté, peuvent aussi être des pistes de réflexion. Tout est encore à faire pour que la philosophie ait une place dans les classes romandes de la scolarité obligatoire. La didactique de la philosophie n'en est qu'à ses balbutiements. Une chose est sûre, l'initiation précoce aux mécanismes de la pensée n'empêchera pas nombre de philosophes en herbe de s'initier ensuite à l'histoire de la philosophie. Car, comment philosopher vraiment, sans se passionner pour la pensée des autres. Une fois la curiosité philosophique éveillée

 

Infos pratiques

Renseignement sur l'Association Romande de Philosophie pour Enfants auprès de Patrick Korpès, président de FARPE, tél. 021 230 80 57, e-mail: arpe@email.com

Théâtre Le Caméléon, rte de Bellevue 20, 1803 Chardonne, tél. 021 921 84 32.

 

L’auteur

 

Licenciée en linguistique, Nadia Revaz est rédactrice de Résonances.