Résonances – Avril 2000

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Le rendez-vous humain :

initier au « métier de vivre »

C. Wicky

 

A quoi sert la philosophie ? Pourquoi et comment enseigner la philosophie au collège? Primum vivere, deinde philosophari, il faut d'abord vivre, ensuite seulement philosopher dit l'adage populaire. Certes, tous les hommes ont bien évidemment besoin de nourriture, mais il y a également autre chose dont nous avons tous besoin: c'est de savoir qui nous sommes et pourquoi nous vivons. Un étonnement inaugure la réflexion philosophique, il est consubstantiel à l'homme: Qui suis-je? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Faut-il trouver le sens de la vie ou un sens à sa vie? La philosophie naît là où des hommes sont en route, s'éveillent, s'étonnent, sont bouleversés. L'homme qui se demande «à quoi bon?» et qui s'interroge n'est déjà plus ni un animal ni un esclave: il devient son propre sculpteur en veillant à s'imprimer forme vraie, belle et humaine.

Faire de la philosophie, c'est ainsi tenter de trouver des explications, c'est s'engager dans une démarche de réflexion afin de comprendre et de savoir le pourquoi des choses, pour être en mesure d'apprécier le sens global de la vie humaine, d'être plus heureux. C'est réfléchir et penser à ce que nous sommes afin de trouver les valeurs ou les attitudes qui nous paraissent les plus sensées. La philosophie apparaît comme un instrument apte à favoriser la rencontre de l'homme avec lui-même. Car de tous les rendez-vous qui jalonnent la vie d'un homme, celui qu'il se donne à lui-même n'est pas le moins enthousiasmant ni le moins exigeant.

Enseigner la philosophie au collège ? J'ose croire que la mission première de l'enseignement réside dans la transmission de connaissances qui formeront l'élève à ce qui aura le plus d'intérêt ou de sens pour sa vie. L'enseignement consiste autant à donner des informations qu'à former l’homme à être un homme. La philosophie me paraît particulièrement propice à enseigner ce « métier de vivre». Comment ? En permettant à des plus-enfants-pas-encore-adultes de (re)trouver la simplicité des questions enfantines, l'étonnement innocent face à la mort, la violence, l'amour, etc.. En les incitant à une certaine impertinence grâce à laquelle il s'agira de ne pas avoir peur de l'opinion pour oser poser les questions taboues, et ne pas avoir peur de soi-même pour risquer le vertige du doute. Pour autant, la philosophie ne peut se passer de son histoire. Penser par soi-même ne signifie pas penser seul. Les mots mêmes qui me servent à penser dans la solitude ont une histoire, des présupposés, des implications. Pour poser les questions avec pertinence, il faut maîtriser l'étymologie, le sens implicite, la genèse de la pensée, le contexte historique. L’histoire de la philosophie n'est pas un objet d'érudition gratuite: elle est le mouvement par lequel la réflexion se forme et se constitue, dans la rigueur, l'exigence et l'honnêteté intellectuelle. En outre, si la philosophie est un combat contre l'ignorance et contre les préjugés, elle ne saurait y parvenir sans un dialogue constant avec les autres disciplines scolaires.

En définitive, la philosophie me semble un rempart nécessaire devant les dérives de notre temps: face à l'indifférentisme actuel (cf. l'aquoibonisme de Serge Gainsbourg), la philosophie grecque stimule ce questionnement émerveillé devant le monde, devant l'homme, devant l'être, devant la conscience d'être.

Platon nous met en garde devant les dangers du relativisme et les séductions éphémères du matérialisme. Epicure éclaire la voie à suivre pour nous cuirasser contre le malheur et la sinistrose ambiante. Descartes et Kant incarnent mieux que quiconque la résistance critique devant les carcans des conventions et du prêt-à-penser. Contre les tentations totalitaires et contre la barbarie, relisons Hanna Arendt ou Karl Popper. Le personnalisme moral de Mounier nous appelle à dépasser les impasses d'une logique technocratique pour retrouver un projet digne de la dignité humaine. On pourrait multiplier les exemples: l'essentiel reste que la philosophie est cet effort pour saisir le Vrai, le Beau, le Bien à travers un quotidien qui loin de nous retenir prisonniers nous permettra de nous éveiller et de faire émerger des valeurs fondatrices. Tels sont mes espoirs et mes ambitions dans ma pratique quotidienne de professeur de philosophie. Le succès n'est heureusement jamais garanti: comment en irait-il autrement ? C'est à la liberté de chaque apprenti-philosophe d'assumer le courage de ce rendez-vous avec lui-même.

 

 

L’auteur

 

Christian Wicky enseigne la philosophie au Collège des Creusets à Sion.