Gilles Geneviève : La philosophie pour enfants en ZEP
La philosophie à l'école
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Distinguer culture et pratique philosophiques

La méthode employée
Principes
Bref historique
Méthode de travail

Objectifs
Initiation à la vie démocratique
Apprendre à penser
Une meilleure image de soi
Apprendre à dialoguer
Travailler ensemble
Améliorer ses capacités en lecture
Enrichir son vocabulaire
Conclusion 

Annexe : Quelques pistes pour animer une discussion philosophique


Distinguer culture et pratique philosophiques

Si nous admettons que la philosophie est utile, il reste à savoir comment nous entendons la pratiquer avec des élèves de l’école élémentaire.
Au lycée, on demande aux élèves d’écouter le cours, d’apprendre des notions, en particulier en lisant des auteurs reconnus, j’allais dire labellisés ; puis de restituer tout cela sous la forme (quasi sacrée) de la dissertation. Notre objectif est tout autre. Certes, on peut penser que les jeunes ainsi formés acquièrent une certaine culture philosophique. Mais ne risque-t-elle pas de disparaître sitôt que l’exigence scolaire se fera moins pressante ? Pire, ne risque-t-on pas de dégoûter définitivement bien des élèves en leur imposant, une fois de plus, d’apprendre des choses dont ils ne voient pas l’utilité ? C’est un peu comme si on prétendait donner le goût de la musique à des enfants, en exigeant d’eux qu’ils connaissent le solfège, le nom des compositeurs et celui de leurs oeuvres, avant d’avoir le droit de toucher à un instrument. Cette démarche aurait des visées élitistes. Elle chercherait à détecter les élèves les plus doués, pour en faire des spécialistes, des virtuoses, des champions. Hélas ! Nous savons tous que des méthodes de cette nature ont été utilisées, et plus particulièrement dans les matières à dominante artistique ou sportive. Or, avons-nous besoin d’élites, en tous cas dans ces domaines ? Et même si nous en avons besoin, pouvons-nous nous permettre de les former en laissant de côté tant de candidats qui, ne pouvant les intégrer, seront impitoyablement rejetés ? N’est-il pas plus important de favoriser l’épanouissement de tous, à travers des pratiques sportives et culturelles démocratisées, au vrai sens du terme ? Car ces pédagogies élitistes ne sont pas restées confinées dans les Conservatoires ou les écoles des Beaux-Arts. En s’imposant par contagion dans l’enseignement général, même à l’école élémentaire, elles ont détourné des générations d’élèves de la musique, des arts plastiques, des activités sportives. Ce qui était, bien sûr, l’inverse de l’effet qu’on aurait dû rechercher. En plus d’être absurdes, ces pratiques ont ceci de révoltant, voire d’anti-démocratique, qu’elles mettent de fait, au service d’une minorité, des agents et des matériels dont la charge incombe à l’ensemble des citoyens, par le biais de l'impôt.
Ce qui est vrai pour ces disciplines l’est également pour la philosophie, envisagée comme une formation à la pensée critique et autonome. L’idée générale de notre démarche est donc d’amener nos élèves à réfléchir, à se questionner, à débattre. Les cours de philosophie des classes supérieures prendront alors tout leur sens, de la même manière qu’un musicien qui joue « d’oreille » peut un jour ressentir le besoin de noter la musique ou de théoriser certains aspects de sa pratique. C’est alors que les cours de solfège peuvent être ressentis comme utiles, voire indispensables. Dans la même optique, la philosophie en terminale sera vécue comme un prolongement des activités menées à l’école élémentaire, comme une ouverture vers d’autres formes de pensée, plus élaborées, et finalement, comme un enrichissement de la réflexion de chacun. "A ne pas prendre au mot [les] questions [de l'enfant], dans leur contenu conceptuel et pas seulement dans leur affect, dit Michel TOZZI dans un de ses articles, à différer scolairement leur prise en compte, on prive l’enfant d’une culture du questionnement, on condamne l’école à une culture de la réponse. Et l’on s’étonne alors qu’en terminale ce soit le professeur qui doive poser à l’élève les questions philosophiques, comme si c’était ses questions à lui, et non aussi celles des élèves [...]" (
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La méthode employée
Principes
Bref historique
Méthode de travail

Principes

Quelles peuvent donc être les caractéristiques de telles activités quand elles sont pratiquées à l’école élémentaire ? Comment sont-elles mises en œuvre ?
Si un consensus existe de fait entre les différents praticiens sur la façon de mener la discussion philosophique (qui constitue dans tous les cas le coeur de la démarche),
des divergences demeurent sur le degré d'intervention du maitre, sur les modalités exactes du déroulement des séances, sur les rôles respectifs des différents participants et, question centrale peut-être, sur la façon d'introduire le thème du débat. Doit-on laisser les enfants en décider "librement" ? Le maitre peut-il l'imposer ? Vaut-il mieux attendre qu'un événement d'actualité, concernant la classe, l'école, la ville, le pays... suggère une question ? Dans "L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire", paru en décembre 2001, Michel TOZZI distingue quatre courants dans les démarches utilisées actuellement en France (Sylvain CONNAC en dénombre même cinq, considérant la "démarche de l'intervenant", de Jean-François CHAZERANS, comme un courant à part entière. Voir le résumé qu'il fait de ces différentes démarches dans son texte, "Cinq approches pour philosopher avec des enfants"). Empressons-nous de dire que, d'une façon générale, les tenants de ces différents courants ne manifestent pas de rejet des autres tendances. Au contraire, des initiatives diverses, colloques, publications, les réunissent régulièrement dans une optique d'échanges et de coopération. Sans rejeter, donc, ces diverses possibilités, nous avons opté pour la méthode décrite et mise au point par Matthew LIPMAN et ses continuateurs, en particulier les membres de l'équipe du CIRADE, du Québec. C'est de cette méthode qu'il va être plus particulièrement question ici.
Ses concepteurs ont suivi les traces des pères de la philosophie occidentale : Socrate et Platon. En effet, l’utilisation des questions est universelle en philosophie. Socrate, l’ « accoucheur d'esprits »,  parcourait les rues d’Athènes en posant des questions à ses concitoyens pour les révéler à eux-mêmes (C'est la maïeutique). Depuis, la majorité des courants philosophiques et de nombreux penseurs ont repris cette méthode. De nos jours encore, le sujet des dissertations revêt la forme d’une question. Et ce recours aux questions comme moteur de la pensée n’est pas l’apanage de la tradition philosophique européenne : le bouddhisme zen, par exemple, se plaît à poser des questions prenant la forme d’énigmes ou de devinettes, quelquefois un peu provocantes, qui permettent d’approfondir la réflexion.
Quand on répond à une question, c’est l’amorce d’un dialogue, d’un débat, d'une discussion. C’est pourquoi Platon, élève et continuateur de Socrate, a élevé le dialogue au rang de méthode philosophique. Sous le vocable de dialectique, c’est devenu une démarche universelle. Elle a été critiquée, par Platon lui-même et d’autres, et elle a été quelque peu dévoyée : l’organisation habituelle des dissertations (thèse - antithèse - synthèse) en est un reflet ; seul face à sa copie, l’élève dialogue ainsi sans interlocuteur, et de façon assez artificielle. Mais la dialogue philosophique reste très usité de nos jours, montrant à quel point Platon avait raison. Un bon exemple en est fourni par le récent ouvrage de
Luc FERRY et André COMTE-SPONVILLE.
Précisément, pour que le dialogue « intérieur » prenne toute sa richesse et tout son sens, pour que les étudiants en comprennent l’intérêt, n’est-il pas nécessaire (indispensable ?) de l’avoir pratiqué régulièrement, en situation réelle ? Autrement dit, et c’est ce qu’ont pensé les concepteurs de la philosophie pour enfants, n’est-il pas important de permettre aux élèves de discuter, d’échanger, de débattre réellement ?
La méthode qu’ils ont mise au point prend donc comme point de départ un texte, extrait le plus souvent d’un roman philosophique écrit spécialement pour cet usage. Les élèves sont invités à le lire puis à proposer des questions d’ordre général que leur inspire cette lecture. L'une d'elles est choisie par vote. Au cours d’une nouvelle séance, cette question sera débattue dans la classe, promue pour la circonstance « communauté de recherche entre pairs ».
La lecture oralisée qui précède le questionnement est un des éléments de cette lente transformation du groupe classe en communauté de recherche. Chaque participant est en effet invité à lire un extrait du texte, en s’arrêtant dès qu’il le souhaite. Son voisin doit alors poursuivre. On pourrait penser que bien des élèves seraient tentés d’en lire le moins possible, mais c’est l’inverse qui se passe. Même sur des chapitres relativement longs, il n’est pas rare que les derniers n’aient plus rien à lire. Il a fallu plusieurs séances dans chaque classe pour que le groupe parvienne à s’auto-réguler et que chacun adapte la longueur du passage lu à la fois à la taille de chapitre et au nombre d’élèves présents.
Cette façon de procéder, cet état d’esprit montrent clairement leurs intentions : développer les attitudes de solidarité, d’attention à l’autre, ainsi que la tolérance, l’ouverture d’esprit et toutes les qualités d’écoute, de dialogue. En cela, ces activités se veulent une forme d’éducation civique en situation et, plus précisément, elles se proposent de montrer quels sont les intérêts de la démocratie (et, au passage, comment elle fonctionne et quelles sont les conditions requises pour que ce fonctionnement soit le plus efficace possible).

Bref historique

La philosophie pour enfants est née aux Etats-Unis. C’est Matthew LIPMAN, s’inspirant des travaux de chercheurs comme DEWEY, qui lui a donné sa forme et son champ d’application. Il est l’auteur de nombreux romans utilisés dans les classes pour la mettre en pratique. Il visait surtout, à travers ces activités, à favoriser l’émergence chez les élèves des différentes aptitudes liées à la citoyenneté. Il pensait que la formation ainsi dispensée pourrait être un facteur de changements sociaux, et d’amélioration du fonctionnement démocratique de nos sociétés.
Par la suite, des enseignants canadiens du Québec se sont intéressés à la philosophie pour enfants. Il s’agit d’ailleurs essentiellement de professeurs de mathématiques. Tout en conservant les objectifs « citoyens » de LIPMAN, ils ont étudié comment il serait possible de la mettre au service de la réussite d’un plus grand nombre d’élèves en mathématiques. Les buts ainsi fixés les ont amenés à écrire des romans, dont l'usage est comparable à ceux de LIPMAN, mais qui sont censés amener les élèves à se poser des questions ayant trait aux mathématiques : étude des notions difficiles (le zéro, l’abstrait, l’infini, l’absolu, la perfection mathématique ou géométrique...) mais aussi remise en cause des représentations qu’ont les élèves sur les conditions à réunir pour réussir en mathématiques.
Dernière étape de l’évolution, les chercheurs canadiens ont fait des émules en Europe, en France notamment, soit par le biais de contacts ponctuels, soit de façon plus institutionnelle, à travers des temps de formation destinés aux enseignants. Là encore, les éléments moteurs de ces formations sont principalement des professeurs de mathématiques.
Doit-on s’en étonner ? Doit-on s’en plaindre, ou y voir le symptôme d’un quelconque dysfonctionnement ? Bien sûr que non. Et d’abord parce que des enseignants d’autres matières se montrent intéressés par la méthode, au premier rang desquels des professeurs de philosophie.  

Ensuite parce qu’il est évident que la philosophie a toujours eu partie liée avec les sciences. Quelques-uns des auteurs les plus lus, les plus influents, se sont illustrés dans les deux matières : Aristote, Descartes, Leibniz, Pascal,... Actuellement, peut-être même plus qu’autrefois, le débat philosophique est alimenté par la recherche scientifique (Rostand, Einstein, Monod...), et pas seulement pour des considérations liées à l’éthique. Les astrophysiciens, de par la nature de leurs travaux, sont particulièrement sensibles à la question de la place de l’homme dans l’univers, ou à des sujets (encore) plus généraux comme la perception, ou le temps. 

Leibniz 

 

Aristote

Ainsi Hubert REEVES, dans plusieurs de ses écrits, s'interroge sur la notion d'acausalité, qu'il rapproche de la synchronicité de C.-G. JUNG. Il n'hésite d'ailleurs pas à préciser que, pour certains de ses collègues astrophysiciens, ces questions n'ont pas d'intérêt, qu'elles relèvent de la "métaphysique". Dans un de ses ouvrages, il donne par ailleurs une définition très pertinente des ponts qui unissent science et philosophie : "'Où suis-je ?', 'Pourquoi suis-je ici ?' Voilà des questions toutes naturelles que les gens se posent depuis toujours, partout sur la planète (et peut-être aussi ailleurs). [...] La science, bien sûr, est incapable d'aborder de front ces questions fondamentales. Mais elle fournit, sur la réalité, des éléments de savoir que toute recherche de sens doit reconnaitre et intégrer."
D'autres ponts unissent les sciences et la philosophie. On ne peut manquer d'évoquer l'épistémologie, définie par Arnaud-Aaron UPINSKY, lui-même épistémologue mais aussi mathématicien et linguiste, comme "l'étude critique des sciences, destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée". C'est donc toute la réflexion sur les sciences, leurs méthodes, leurs finalités, qui sont étudiées par cette branche importante de la philosophie.
Enfin, à une époque ou le découpage en spécialités, voire en chapelles, montre ses limites, pour ne pas dire plus, il n’est pas déplaisant de voir qu‘on peut élargir son champ de réflexion et apporter une réponse plus globale, ou transversale, pour reprendre un mot en vogue, aux besoins de formation.

Méthode de travail

Le travail est organisé en cycles de 2 séances consécutives. La méthode mise au point prend comme point de départ un texte, extrait le plus souvent d'un roman philosophique écrit spécialement pour cet usage. J'utilise, pour ma part, les romans écrits par Matthew Lipman, et tout particulièrement "Elfie".
1. Première séance du cycle
Lors d'une première séance, les élèves sont invités à lire l'extrait choisi puis à proposer des questions d'ordre général que leur inspire cette lecture. On peut légitimement se demander ce qu'est une question "d'ordre général". Ou si toutes les questions d'ordre général peuvent être le point de départ d'une discussion philosophique. Sur ce point, les avis des philosophes (enfin des professeurs de philosophie) sont partagés. Le type de question est-il garant de la "philosophicité" du débat ? Est-ce la démarche "rationnellement exigeante" qui est en jeu (cohérence, logique, argumentation, inférences...) ? Dans ce cas, ne risque-t-on pas, comme le pense François GALICHET, de noyer le philosophique dans le rationnel ? Au point où j'en suis de ma réflexion, je tente avec mes mots de demander aux élèves de produire des questions qui répondent aux critères définis par
Michel TOZZI :
"Il faut choisir des questions philosophiques, c'est-à-dire non susceptibles :
* d'une seule solution (la «bonne»); d'une réponse factuelle, de connaissance (Qu'est ce qu'un conseil municipal ?); technique (Comment fabrique-t-on un cerf-volant ?) ou scientifique (Comment poussent les plantes ?).
* Mais au contraire des interrogations métaphysiques (sur la liberté, la vérité, Dieu, la vie, la mort, l'amour,...), ontologiques, existentielles (Est-ce que j'existe ? Qui sommes-nous ?), éthiques (A t-on le droit de tout faire ?), esthétique (Qu'est ce que le beau ?), épistémologique (C'est quoi le dernier nombre ?); donc difficiles à résoudre et susceptibles de plusieurs réponses également fondées."
Une fois les questions recueillies et écrites au tableau, un premier débat peut avoir lieu, portant sur l'intérêt, la pertinence, le caractère non particulier des questions posées. On choisit alors l'une d'elles au moyen d'un vote à main levée.
La lecture oralisée qui précède le questionnement est un des éléments de la lente transformation du groupe classe en " communauté de recherche entre pairs ". Chaque participant est en effet invité à lire un extrait du texte, en s'arrêtant dès qu'il le souhaite. Son voisin doit alors poursuivre. On pourrait penser que bien des élèves seraient tentés d'en lire le moins possible, mais c'est l'inverse qui se passe. Même sur des chapitres relativement longs, il n'est pas rare que les derniers n'aient plus rien à lire. Il a fallu plusieurs séances dans chaque classe pour que le groupe parvienne à s'auto-réguler et que chacun adapte la longueur du passage lu à la fois à la taille du chapitre et au nombre d'élèves présents.
2. Deuxième séance
Le deuxième séance du cycle est consacrée au débat proprement dit, au cours duquel la question choisie est débattue dans la classe. Celle-ci devient alors réellement une " communauté de recherche entre pairs ".
Cette dénomination ne doit rien au hasard. Elle reflète l'état d'esprit qui doit régner chez les participants à ce débat. On le pratique en effet dans une optique de non-jugement, ce que montrent les termes de " pairs " et de " recherche ". Tous les membres sont égaux, personne ne doit prétendre détenir la science infuse ou des vérités définitives. Quand un désaccord se manifeste, il doit s'exprimer comme tel et non sous la forme de moquerie, ou de jugements de valeur (" C'est nul,... "). Par contre, le groupe est considéré comme une entité permettant à chacun de ses membres de progresser, de s'approcher d'une vérité.
Un ensemble de textes figurant dans ce site permet de mieux cerner l'attitude qu'on peut adopter pour mener une telle discussion.
3. Le plan de discussion
Pour approfondir la réflexion, pour varier les approches, pour mettre en œuvre des dynamiques de travail différentes d'une séance à l'autre, ou à l'intérieur de la même séance, l'animateur du groupe doit proposer un plan de discussion. C'est un terme générique pour désigner l'animation mise en place pour lancer ou relancer le débat au cours de la deuxième séance du cycle. Il présente plusieurs intérêts :
1°) Il permet d'introduire des notions qui n'auraient pas forcément été présentes dans le débat, ou d'éclairer le sujet sous un autre angle.
2°) Il est généralement conçu de telle manière que tous les participants sont actifs. En évitant le recours systématique à la discussion en grand groupe, qui gêne peut-être certains de ses membres, il permet à tous de trouver un espace de parole et évite les frustrations liées au temps forcément limité des interventions de chacun. A l'inverse, il permet l'implication de ceux qui pensent "ne rien avoir d'intéressant à dire".
3°) Il évite la monotonie et permet de soutenir l'intérêt au sein de la séance. Il renforce également l'envie de continuer à participer à la communauté de recherche, en évitant les situations trop répétitives.
Notons cependant que certains sujets se prêtent mal à la mise en place de plans de discussion. Le débat peut être tout à fait satisfaisant, tant du point de vue de sa rigueur philosophique que de la satisfaction de tous ses membres, même si la discussion est menée en grand groupe d'un bout à l'autre, sans plan de discussion explicite. Les plans de discussion prévoient généralement une phase de travail ou de réflexion individuel ou en petits groupes.
Cette façon de procéder (lecture auto-organisée, questionnement, débat avec plan de discussion), cet état d'esprit montrent clairement les intentions des concepteurs de la méthode : développer les attitudes de solidarité, d'attention à l'autre, ainsi que la tolérance, l'ouverture d'esprit et toutes les qualités d'écoute, de dialogue. En cela, ces activités se veulent une forme d'éducation civique en situation et, plus précisément, elles se proposent de montrer quels sont les intérêts de la démocratie (et, au passage, comment elle fonctionne et quelles sont les conditions requises pour que ce fonctionnement soit le plus efficace possible).
Concernant le plan de discussion, il n'est peut-être pas inutile d'indiquer que le programme mis au point par Matthew LIPMAN comporte, outre les romans dont il a déjà été question, des "guides d'accompagnement" dans lesquels il suggère un certain nombre de pistes de travail à partir des différents chapitres des romans qu'il a écrits (il existe un guide pour chacun d'eux) : quels thèmes peuvent surgir ? comment les traiter ? quel plan de discussion envisager ? etc.
Nous n'utilisons pas ces guides, d'abord parce qu'il est actuellement très difficile, voire impossible, de se les procurer en Europe. D'autre part, parce qu'il nous parait que le travail le plus intéressant pour l'enseignant, outre l'animation des séances, quelle que soit la forme qu'elle revêt, est précisément de s'emparer de la question proposée par les élèves pour mener sa propre réfléxion. Etayée par l'expérience acquise, mais aussi par des lectures, des discussions avec les collègues, cette réflexion sera probablement le meilleur moyen pour l'enseignant de s'assurer une sorte d'auto-formation permanente.


Objectifs 

En mettant en place des activités de philosophie pour enfants, on prétend intervenir globalement sur les élèves, en favorisant leur accès à une parole authentique, à des relations sociales élaborées. On veut, par là, renforcer leur estime d'eux-mêmes et leur permettre de devenir des citoyens à part entière. Il s'agit, en développant leur faculté de jugement, de leur permettre de penser de façon autonome, " par eux-mêmes ", et de leur montrer qu'ils ont leur destin, individuel et collectif, entre leurs mains.

En 2000 et 2001, le travail mené dans notre école a été inscrit au plan "Inno Valo", au Rectorat de Caen. Le dispositif Inno Valo, comme son nom l'indique, a pour objectif de soutenir, accompagner, évaluer et diffuser les démarches innovantes mises en place par des acteurs de terrain. Les appellations évoluent, mais l'intérêt des services rectoraux, et, au-delà, de la Desco (Direction de l'Enseignement Scolaire, au Ministère) est maintenu en ce qui concerne nos démarches, et, particulièrement, en ce qui concerne les activités mises en place dans notre école. Le service de soutien des innovations s'appelle désormais Dispositif de Valorisation des Innovations Pédagogiques (DVIP). Il en existe un dans chaque Académie, le siège s'en trouve au Rectorat. Ce dispositif est parfois chapeauté par un autre, le Pôle Académique de Soutien à l'Innovation (PASI). Je ne saurai d'ailleurs trop conseiller à tout praticien de l'Education Nationale qui adopte cette démarche, de se mettre en rapport avec l'un de ces dispositifs, ne serait-ce que pour information. (Me contacter pour toute précision).

Dans un ouvrage collectif sorti en septembre 2001, "Innovation Ecole", Anne-Marie Vaillé, présidente du Conseil national de l'innovation pour la réussite scolaire, (le CNIRS, une autre instance, créé par Jack Lang), donne une définition de l'innovation qui pourrait constituer un résumé des objectifs de notre action en philosophie pour enfants : "la seule innovation qui m'intéresse est celle qui est porteuse de ces valeurs de solidarité, d'éveil du jugement critique, de découverte de l'intérêt du travail collectif et du sens du monde environnant, pour y prendre position et y prendre des responsabilités." 

On peut d'ailleurs rapprocher cette définition d'une autre, donnée cette fois-ci par l'UNESCO, lors d'une rencontre d'experts organisée à Paris en 1998 dont l'objectif était de produire des recommandations au sujet de la pratique de la philosophie pour enfants : "Au-delà de toute participation d'ordre médiatique à une nouvelle vogue, l'intérêt de la philosophie pour les enfants rentre dans les préoccupations fondamentales de l'UNESCO, en vue de la promotion d'une culture de la paix, de lutte contre la violence. Le fait que les enfants acquièrent très jeunes l'esprit critique, l'autonomie à la réflexion et le jugement par eux-mêmes les assure contre la manipulation de tous ordres et les prépare à prendre en main leur propre destin."

Initiation à la vie démocratique
Apprendre à penser
Une meilleure image de soi
Apprendre à dialoguer
Travailler ensemble
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Enrichir son vocabulaire
Conclusion

Initiation à la vie démocratique

Un des buts visés est donc l’initiation à la vie démocratique. Nous espérons montrer à nos élèves, en situation réelle, comment fonctionne une démocratie et quels en sont les intérêts. De plus, nous pensons les inciter à devenir des citoyens actifs, en développant leur goût pour les questions d’ordre général, plutôt que les laisser s’enfermer dans une certaine forme d’égoïsme ou de repli sur soi. On a assez dit à quel point nos contemporains ont cette tendance à l’individualisme, et on a assez souligné les dangers de ce délitement du tissu social. Jean PIAGET, par exemple, dans sa recherche de "la meilleure méthode pour faire d'un écolier un futur bon citoyen" identifie comme "obstacle essentiel [...], l'attitude la plus spontanée et la plus indéracinable de toute conscience individuelle et même collective : c'est l'égocentrisme, intellectuel et affectif [...] et c'est le sociocentrisme, intellectuel et affectif, réapparaissant à son tour en chaque unité collective". Or, ce qui est vrai pour l’ensemble de la population l’est aussi, et de façon plus alarmante encore, pour les quartiers dits "sensibles".
La multiplication, au moins apparente, des actes violents est souvent présentée comme un des défauts majeurs de nos sociétés démocratiques. Mais nombre de penseurs s'accordent à dire que c'est quand le recours à la négociation ou au débat n'est plus assuré que ces comportements se développent. "La violence, dit
Michel ONFRAY, suppose une incapacité à se parler, une impossibilité à vider la querelle par le langage [...]. Ceux qui ne maitrisent pas les mots, parlent mal, ne trouvent pas d'explications sont des proies désignées pour la violence. Ne pas savoir ou pouvoir s'exprimer conduit promptement à en venir aux solutions qui engagent la force physique."
Encore faut-il donner les moyens de passer à l’acte. Car si la vie en société n’est pas possible sans une prise de conscience de l’autre, le travail en groupe, en équipe ne s’improvise pas. Il passe par certaines techniques (animation de groupe, modalités de concertation, prises de parole, votes,....) et surtout par un certain type d’attitudes (écoute, respect de l’autre, courtoisie, ouverture d’esprit,... ce que Michel TOZZI, inspiré par les travaux de HABERMAS, appelle "l'éthique communicationnelle"). Il s’agit là d’un véritable apprentissage. Notons au passage, pour le regretter, que celui-ci est très peu présent dans la formation des enseignants, alors même que la nécessité pour eux de travailler en équipe, ou de développer les interactions entre élèves, leur sont sans cesse rappelées dans les instructions qu’ils reçoivent, qu’elles viennent du ministère ou d’autres niveaux de leur hiérarchie.
Par ailleurs, et toujours dans l’esprit d’une initiation à la vie démocratique, il nous semble important de développer chez nos élèves la capacité à dépasser le cadre personnel, individuel de leurs problèmes ou de leurs préoccupations pour en faire une analyse générale permettant d’apporter des solutions valables pour l’ensemble de la collectivité. C’est exactement la démarche adoptée, puisqu’on part de l’histoire inventée de quelques personnages pour en tirer des questionnements d’ordre général.

Apprendre à penser

Un de nos buts est de montrer à nos élèves qu’ils sont capables de penser. Que c’est possible, qu’ils sont tous à même de mener une réflexion cohérente et d’en exprimer les résultats. Que ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est la pensée autonome et la faculté qu’il a de pouvoir la partager avec autrui. Ou, comme l'a dit Boris CYRULNIK, neuropsychiatre et éthologue, au cours d'un entretien télévisé, la capacité à "se représenter les représentations mentales d'autrui". Il nous semble donc important que l’école forme ce qui fait l’essence de l’homme.
Nous espérons que le développement de ces facultés spécifiquement humaines et les possibilités nouvellement acquises de penser par soi-même constitueront  la meilleure arme contre les absolutismes, les totalitarismes, les fanatismes, les intégrismes ; qu’ils éviteront l’émergence de nouveaux gourous ; qu’ils empêcheront la mise en place de régimes politiques basés sur le culte de la personnalité, qui ont toujours engendré les pires malheurs : génocides, déportations, volonté expansionniste, privations des libertés, instauration d’une pensée unique, j’en passe.
De ce point de vue, l'usage du dialogue s'impose, car, comme le dit
Gérard AUGUET, [...] "la libre confrontation par le verbe a partié liée avec la liberté et le refus de la violence pour régler les conflits. Tout fascisme est l'avènement d'un silence entre les hommes, que des slogans entreprennent de peupler."
C'est aussi l'avis de
Jean-Marc LAMARRE. "Comme l'a montré Piaget, dit-il, les échanges avec les autres, avec les autres qui pensent autrement que moi, constituent le facteur principal du développement des capacités de raisonner."
Matthew LIPMAN appelle "pensée critique" le type d'attitude réflexive à mettre en place. Il définit cette attitude, proche de la pensée scientifique, en indiquant qu'elle doit s'appuyer sur des critères rigoureux et des raisons valides. Elle doit par ailleurs être sensible au contexte, et être capable d'auto-correction. Utiliser la pensée critique, c'est aussi faire preuve d'ouverture d'esprit, d'objectivité et accepter de se confronter aux idées des autres.
Penser, c’est aussi « se penser », c’est-à-dire avoir conscience de sa propre pensée, se considérer comme un être pensant. Cette attitude renforce le sentiment d’être (« Je pense, donc je suis ») et la présence au monde évoquée plus haut. Et si elle peut paraître égocentrique, voire nombriliste, elle permet en fait une réelle distanciation, chacun se prenant comme objet d’analyse. Dans la foulée, on peut imaginer que se penser, s’observer dans l’action, permet de mieux se connaitre ("Connais-toi toi-même") et de venir à bout de nombre de difficultés (métacognition).
Ces capacités d’auto-analyse aideront également chacun à mieux se maitriser, à dominer davantage ses émotions. Et, si on en croit les recherches récentes concernant l’intelligence émotionnelle, ceci représente un atout non négligeable au service de la réussite, tant dans les domaines scolaire ou professionnel qu’au niveau personnel. Selon certains chercheurs, le « quotient émotionnel » (QE) qui mesure ces facultés, serait plus à même de rendre compte des potentialités d’un individu que le «quotient intellectuel» (QI). C'est la thèse que défend
Daniel GOLEMAN.

Une meilleure image de soi

Beaucoup d’enfants (d’adultes ?) souffrent d’un "déficit d’image", surtout dans nos quartiers. Ils se dévalorisent eux-mêmes, souvent de façon inconsciente. Nous souhaitons quant à nous renforcer chez chacun de nos élèves l’estime de soi, en leur demandant de penser, de façon autonome, et de faire partager les fruits de cette pensée. La communauté de recherche étant mise en place entre pairs, aucune prééminence ne doit apparaitre. Chacun est libre de s’exprimer, ou non, et la parole de tous est considérée comme importante. L’absence de jugements, autres que ceux produits par la recherche commune, et le rejet des a-priori, doivent conduire aux mêmes effets.
Il ne fait guère de doute que le regard qu’un enfant (ou un adulte) porte sur lui-même a un rôle primordial dans sa réussite, dans tous les domaines - scolaire, affectif, professionnel, social etc. En cela, ces activités se veulent également une arme contre l’échec scolaire.
Peut-être aussi qu’en développant l’estime de soi, on parviendra à éviter que des soi-disant êtres d’exception ne deviennent les héros, presque les dieux de populations entières. Si on pense qu’on est quelqu’un de bien, quel besoin a-t-on de s’identifier à un autre ? En ce sens, le développement de l’estime de soi, comme celui de la pensée autonome, sont envisagés comme un moyen de lutte contre toute forme de manipulation, ou de fanatisation, qu’elles soient de nature idéologique, religieuse, sectaire etc.
Par ailleurs, nombre de psychologues s'accordent à dire que l'agressivité des enfants ou des adolescents est liée à la mauvaise image qu'ils ont d'eux-mêmes. C'est parce qu'ils ne s'aiment pas qu'ils sont violents avec les autres, retournant vers leur entourage des comportements parfois auto-destructeurs. C'est ce que dit Luc FERRY, philosophe et actuel ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, dans un entretien publié dans Ouest-France : "Il est crucial que les élèves en difficulté sortent de cette logique de l'échec. Ils y perdent de l'estime de soi et, du coup, le respect des autres. Ce qui génère de la violence". (
1) En travaillant sur l'estime de soi, en la renforçant, on combat ces tendances agressives.

C'est d'ailleurs ce que nous apprend l'analyse transactionnelle, bien que dans des termes un peu différents (cf. bibliographie). Cette théorie se veut une modélisation quasi scientifique des rapports humains, avec l'objectif de rendre ces rapports plus harmonieux. Par là, elle entend faire en sorte que les équipes de travail qui l'utilisent soient plus efficaces dans les tâches qui leur sont confiées. Bien connue dans le monde de l'entreprise, cette théorie est, assez inexplicablement, presque totalement ignorée dans l'Education nationale, qui réunit pourtant des centaines de milliers d'acteurs appelés à travailler en équipe et, bien sûr, un nombre au moins aussi important de formateurs, voire de "formateurs de formateurs".

En analyse transactionnelle, la notion de " position de vie " permet de schématiser à la fois l'estime de soi et le regard qu'on porte sur l'autre. On peut représenter les positions de vie sous forme d'un tableau, appelé parfois "OK Corral" (F. Ernst)

 

Il n'est pas question de commenter ici les implications des différentes positions de vie représentées dans ce tableau. Contentons-nous de constater que, parmi les quatre styles de relation qui y sont décrites, c'est de toute évidence la position " JE + TU + " qui est la plus constructive. Elle signifie que le sujet s'accepte et accepte l'autre. C'est tout à fait l'optique de la philosophie pour enfants. La mise en place d'une communauté de recherche entre pairs, le refus des jugements (autres que ceux produits par le recherche collective), des a priori, permet à chacun d'avoir une image de soi positive, tout en renforçant l'estime portée aux autres.

Apprendre à dialoguer

Nous pensons également que ces débats permettent de créer un lieu de parole authentique. Nombre de situations de détresse sont expliquées par l’absence de dialogue, dans le milieu familial ou en dehors. C’est le cas, par exemple, de différents malaises adolescents, qui peuvent avoir des conséquences dramatiques : toxicomanie, délinquance, suicide... Encore une fois, nous ne prétendons pas régler tous ces problèmes par la seule pratique de la philosophie pour enfants. Mais toutes les occasions de parler sont bonnes. Surtout si les sujets abordés sont d’ordre général, et pas anecdotiques.
Dans ses travaux sur l'illetrisme,
Alain BENTOLILA estime que celui-ci a presque toujours pour origine un "rapport brouillé avec la langue". Parmi d'autres exemples, dans un de ses ouvrages, il cite cette phrase : " Tu sais, l’autre jour, le mec là, il me dit que les autres, là-bas, ils disent que c’est moi qui a piqué le truc parce qu’il n’est plus là-bas et alors qu’ils me cherchent ". "Les illettrés parlent, commente Philippe PERRENOUD dans le numéro 360 des Cahiers pédagogiques, mais ils ne se font pas comprendre, sauf de ceux qui savent déjà ce qu’ils ont à dire et n‘ont donc pas besoin de l’entendre…" Et Alain BENTOLILA de poursuivre, dans une formule qui n'a pas fait l'unanimité : "Cette langue illettrée est vécue comme une détresse linguistique globale : elle rend très difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée avec un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. En cela, l’illettrisme constitue une sorte d’autisme social ".

Par ailleurs, dans l’optique d’une meilleure maitrise du langage, il est important de multiplier les occasions de parler. On se rend compte en effet qu’une parole claire et structurée est la première compétence à acquérir pour apprendre à lire et à écrire. Comment écrire correctement si on ne parle pas, ou mal ? Comment comprendre des textes progressivement plus difficiles si on ne maitrise pas des tournures syntaxiques complexes ou si on n’enrichit pas son vocabulaire ? Or, dans tous ces apprentissages de communication (parler, lire, écrire), il importe de mener deux types d’activités, complémentaires : celles où l’outil de communication est employé "en situation", et celles où on décrit cet outil, où on l’étudie, où on s’exerce de façon systématique sur tel ou tel de ses aspects. Il semble d'ailleurs que les activités du premier type soient plus efficaces que les autres, quant à une meilleure maitrise de la langue. A ce sujet, Annick PERRIN écrit : "la recherche du sens est un levier plus fondamental pour le développement d'un langage élaboré qu'un travail ciblé sur les formes du langage elles-mêmes. L'école est trop souvent centrée sur des objectifs cognitifs trop étroits. Elle gagnerait à être plus ambitieuse et à restituer aux apprentissages leur dimension anthropologique."
On comprendra aisément que, de par sa nature même, la communication écrite se prête mieux à ces deux catégories d’activités que la communication orale, même si, traditionnellement, on pense que l’école met davantage l’accent sur le second type (par exemple quand on fait de la grammaire, de l’orthographe, de la conjugaison). Mais depuis longtemps maintenant, l’écrit est aussi utilisé "en situation" : correspondance, journaux scolaires, lecture documentaire, ou, plus récemment, usage d’Internet,...
A l’oral, donc, les choses se compliquent. D’abord parce que, à un instant donné, un seul élève peut parler, en tous cas de façon efficace, alors que 25 ou plus peuvent écrire en même temps. Chacun d’entre eux est donc forcément moins actif. Par ailleurs, la correction ne peut pas être différée, comme dans le cas d’une copie, d’un cahier que l’enseignant corrige après la classe. Tout doit se faire dans l’instant. De plus, le recours aux TICE  est quasiment impossible.
S’il est malgré tout assez simple de mettre en oeuvre des activités systématiques sur la langue orale, quoique moins "efficaces" que leurs équivalents écrits à cause des limites techniques évoquées ci-dessus, il est moins aisé de faire parler des élèves "en situation". En fait, dans la panoplie habituelle de l’enseignant, il n’existe guère que l’entretien : un débat, généralement à bâtons rompus, où chacun parle de ce qui lui est arrivé en dehors de l’école. Dans ce cas précis d’ailleurs, peut-on vraiment parler de débat ? Il s’agit plutôt d’échanges, prenant au mieux la forme de questions et de réponses. On ne peut guère argumenter, manifester son désaccord, s’auto-corriger quand on raconte simplement un week-end, aussi enthousiasmant soit-il.
Bien sûr, on parle dans les classes. Même en dehors des inévitables bavardages. On échange régulièrement, et dans toutes les matières. En particulier, dans les démarches de recherche scientifique, il arrive souvent que différentes hypothèses, modes opératoires, méthodes de résolution soient proposés, discutés etc. Ces activités ne sont pas à dédaigner, en tant que formation à la pensée construite et au débat. Nous avons d’ailleurs déjà souligné la parenté qui existe entre la pensée critique, chère aux philosophes, et ce type de réflexion. En EPS  aussi, on peut être amené à discuter pour mettre au point des stratégies, élaborer ou modifier des règles, améliorer une technique etc. On pourrait trouver encore d’autres exemples liées aux activités artistiques ou à d’autres situations.
Pourtant, à notre avis, on ne peut se contenter de voir l’apprentissage de la langue orale n’être considéré que comme une sous-matière au sein d’autres disciplines, qui limitent nécessairement le champ de la réflexion. Il nous apparaît impératif d’organiser régulièrement des débats qui en soient réellement dans tant leur contenu, aussi varié que possible, que dans les techniques mises en oeuvre.
Certes, ces idées ne sont pas neuves, même si elles sont à la mode. De nombreux chercheurs et théoriciens ont mis en avant la nécessité de communiquer réellement au sein des classes, et singulièrement en utilisant l’oral. Même si ce mode de communication n’était pas central dans les organisations pédagogiques proposées. Pour mémoire, et à titre d’exemple, on peut citer les méthodes proches des théories de Célestin Freinet et celles inspirées par les principes de la pédagogie institutionnelle. Bien
avant d'utiliser la philosophie pour enfants, nous avons mis en place des activités inspirées de telle ou telle de ces méthodes.
Notons enfin qu'il est assez artificiel de distinguer, dans cette présentation, deux objectifs aussi imbriqués que l'élaboration d'une pensée construite et la maitrise de l'énonciation orale de cette pensée. L'histoire de l'homme aurait probablement été bien différente si le hasard de l'évolution (ou la divine Providence, comme on voudra) ne l'avait doté d'un système phonique capable d'émettre un langage articulé. Les 2 ou 3% de patrimoine génétique qui nous différencient des grands singes ne suffisent pas à expliquer le fossé qui existe entre ces espèces et la nôtre : c'est le fait de pouvoir mettre sa pensée en mots qui a permis à l'homme de parvenir à un tel niveau d'abstraction. Comme le dit justement
Michel TOZZI : "les mots sont des outils qui aident à sculpter la pensée". Thomas GORDON fait le même constat : "Nous savons par expérience que les gens réussissent mieux à clarifier un problème et à découvir une solution lorsqu'ils peuvent en parler plutôt que simplement y penser". Réciproquement, l'approfondissement progressif de la pensée et l'exigence qu'elle requiert de nuancer ses propos, ont conduit à enrichir régulièrement les vocabulaires : les choses, en particulier les plus abstraites, n'existent que si elles sont nommées. On ne peut donc parler de prééminence de la pensée sur la parole - ni de l'inverse - tant dans l'histoire collective de l'espèce humaine que dans l'histoire individuelle de chacun de ses membres. L'interaction est constante.

Travailler ensemble

Le développement de la socialisation de nos élèves nous apparaît également comme une priorité. S’il est vrai que les comportements sociaux s’enrichissent par le simple contact régulier avec les autres que permet l’école, qu’elle impose même, cette socialisation forcée ne saurait suffire. Il est nécessaire d’institutionnaliser des phases d’échanges, de recherche, de communication. C’est pourquoi nous avons mis en place depuis longtemps des activités permettant à nos élèves de se rencontrer, de débattre, de s’entraider : tutorats, conseil d’enfants, lecture de contes, jeux coopératifs. Nous tentons ainsi de lutter contre l’individualisme en développant les attitudes de tolérance, d’ouverture, d’écoute, de dialogue, de non-violence.
Mais la philosophie pour enfants va plus loin. Elle demande aux élèves de mener leur réflexion en petits groupes : ce sont alors les apprenants eux-mêmes qui construisent leurs propres savoirs, de façon interactive; le maitre devient un médiateur, un régulateur des apprentissages. C’est ce qu’on appelle le socio-constructivisme.
Bien sûr, et pour être en cohérence avec l’esprit de la philosophie pour enfants, le travail en groupe n’est pas imposé. Certains enfants peuvent ainsi choisir de travailler seuls. Il n’en demeure pas moins que ce qui a été dit plus haut sur le nouveau rapport au savoir demeure valable, même si, pour certains enfants et à certains moments, le constructivisme n’est plus social.

Améliorer ses capacités en lecture

Dans chaque cycle de travail, l’activité débute par la lecture d’un chapitre extrait du roman choisi. Il s’agit d’abord de lecture silencieuse (d’un texte, soit dit en passant, relativement long). Puis on passe à la lecture oralisée, chacun interrompant sa lecture quand il le souhaite. Cette technique, outre les capacités d’ouverture à l’autre qu’elle se propose de développer, présente l’avantage d’alléger la pression sur les lecteurs moyens, que peut représenter une séance de lecture oralisée. De plus, la lecture n’est pas utilisée comme une fin en soi, mais comme un moyen de parvenir au sens. Si donc le choix du support écrit s’est imposé, et si nous l’avons respecté contrairement à d’autres, ce n’est pas un hasard. Nous y voyons l’occasion pour nos élèves de développer leurs capacités de lecture en situation, non réellement de communication, sinon au sens large entre l’auteur et ses lecteurs, mais de recherche du sens.

Enrichir son vocabulaire

Par ailleurs, ces lectures sont l’occasion d’enrichir le vocabulaire des élèves. Si on bute sur le sens d’un mot, tous les degrés d’explicitation sont envisageables, depuis la simple précision donnée par le maitre ou un autre élève, avec le recours éventuel au dictionnaire, jusqu’au travail de fond, par le biais d’une question d’ordre général, sur le sens d’une notion.
Pour ne prendre qu’un exemple, citons le cas d’une question choisie par la communauté de recherche au cours de l’année scolaire 1998-99 : « Peut-on faire de bonnes comparaisons ? » Il n’a pas été possible de débattre réellement de cette question, car le mot « comparaison » était inconnu de la quasi totalité des élèves. La séance a donc été consacrée à l’élucidation des différents sens de ce terme.
L'enrichissement du vocabulaire peut être considéré comme un but en soi. Mais, au delà de cet objectif assez strictement scolaire, et de ses conséquences positives en lecture, en expression orale et dans la production d'écrits, il ne fait guère de doute que, comme l'écrit
Viviane FORRESTER, "les vocabulaires [sont des] outils de pensée capables d'exprimer l'évènement". En d'autres termes, M. LIPMAN et ses continuateurs y insistent, l'élaboration progressive d'une pensée construite passe nécessairement par la maitrise d'un vocabulaire de plus en plus vaste et précis. "Plus votre vocabulaire est riche, dit Michel ONFRAY, plus votre pensée peut s'approfondir ; moins il l'est, moins vous serez à même de décoller des lieux communs".
De ce point de vue, le choix du dialogue philosophique comme méthode de travail n'est pas anodin. En effet, il est aisé de constater que, avant même qu'un dialogue ne s'instaure, le simple fait d'exprimer sa pensée permet à celle-ci de se structurer. Dire ce qu'on pense, ou l'écrire, entraine une clarification et un approfondissement de ses réflexions, que n'autorise pas leur simple ressassement "en interne". (Voir à ce sujet les remarques faites plus haut, à la fin du paragraphe "Apprendre à dialoguer", sur le caractère indissociable du développement de la pensée et de la parole).


Conclusion

En guise de conclusion à ce chapitre consacré à nos objectifs, il n'est peut-être pas inutile de dire, même si cela transparait probablement dans l'ensemble de nos propos, que les différents buts poursuivis ne sont pas juxtaposés plus ou moins artificiellement, mais qu'ils sont au contraire en étroite inter-dépendance. La maitrise du vocabulaire et l'amélioration des capacités langagières assurent une meilleure aisance face à l'écrit. Cette aisance permettra aux élèves de lire plus et mieux, donc de renforcer par là-même leur bagage lexical et syntaxique. Cet ensemble de compétences liées à la maitrise de la langue ont une influence évidente, comme on l'a vu au paragraphe consacré au vocabulaire, sur l'aptitude de chacun à penser le monde.
De même, comme le dit
Jean-Marc LAMARRE, "c'est le choc de la pensée d'un enfant avec celle des autres qui l'amène à douter et à chercher des raisons à ses affirmations". Le développement de la socialisation ou "les échanges avec les autres, avec les autres qui pensent autrement que moi, constitue le facteur principal du développement des capacités de raisonner." A l'appui de ses dires, il cite Jean PIAGET : "C'est en effet vis-à-vis des autres qu'on est porté à chercher des preuves, tandis qu'on se croit toujours soi-même d'emblée, avant précisément que les autres ne nous aient appris à discuter les objections et avant qu'on ait intériorisé une telle conduite sous la forme de cette discussion intérieure qu'est la réflexion." PIAGET s'appuie ici sur PLATON, qui dit "Pensée et discours, c’est la même chose, sauf que c’est le dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même que nous avons appelé pensée." (PLATON, Soph., 263e4)
Il s'agit donc pour nous d'enclencher une sorte de cercle vertueux, les capacités et comportements développés permettant d'atteindre plus facilement les autres objectifs et inversement.


1. Entretien paru dans Ouest-France, numéro 17661, du mercredi 13 novembre 2002

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