Gilles Geneviève : La philosophie pour enfants en ZEP |
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Quest-ce que la
philosophie ? Cest, bien sûr, la question de départ. En
fait, elle constitue même la base de nombreux cours et ouvrages
de philo, où elle est bien souvent accompagnée dune
question complémentaire : à quoi sert la philosophie ?
Demblée, il nous faut ici remarquer que cette question en
elle-même, tant par sa forme que par son contenu, est
philosophique. En effet, le problème des définitions est
récurrent en philosophie, même, et peut-être surtout, en
philosophie pour enfants. Car toute communication, au sens large
(orale, écrite, conférence ou dialogue) présuppose un
consensus minimum, celui du sens des mots employés.
Pour pouvoir avancer, et sans prétendre épuiser le sujet en une
ligne, on pourrait dire quest philosophique toute
communication portant sur des généralités, par opposition au
traitement des cas particuliers. Parmi mille autres exemples,
disons quune réflexion sur la guerre serait philosophique,
alors quune étude de la guerre du Viêt-Nam relèverait
plutôt dautres disciplines : géographie, histoire,
politique ou géopolitique, économie...
La grande différence entre ces dernières et la philosophie,
cest quon nen conteste pas lutilité. Les
médias en sont témoins : pas un journal, une revue, un magazine
qui ne consacre une rubrique, voire son contenu entier, à
lun ou lautre de ces thèmes (pensez à Historia,
Géo, Politis, Le nouvel économiste, Psychologies, on pourrait
en citer bien dautres). Mais de philosophie, point. Est-ce
une preuve que celle-ci ne sert à rien, ou, ce qui revient un
peu au même, quelle nintéresse personne ?
Peut-être. Mais quelques constats simposent, comme le
montre Bertrand VERGELY.
Tout dabord, la philosophie existe, sous une forme
pratiquement inchangée, depuis 2500 ans. Si elle était inutile,
naurait-elle pas dû disparaître ? Ensuite, on a cru bon
de continuer à lenseigner, même dans les filières
scientifiques, où on pourrait penser quelle na pas
grand-chose à faire. Enfin, on trouve des philosophes dans un
grand nombre dinstances de réflexion et de décision et en
particulier, pour ce qui nous concerne en tant
quenseignants, dans le très sérieux Conseil national des
programmes. Luc Ferry, après l'avoir longtemps présidé, est
même devenu Ministre de la Jeunesse, de l'Education et de la
Recherche ce 7 mai 2002.
On pourra objecter que la présence de la philosophie dans
lenseignement, dans les comités déthique ou de
réflexion sont le fait dadultes « cultivés ».
Serait-elle donc une affaire de spécialistes, une gymnastique
intellectuelle gratuite ? Jouerait-on à faire de la philosophie
quand on a des diplômes comme on joue à « Questions pour un
champion » quand on en a moins ? Sans vouloir à tout prix
employer de grands mots, il nous semble que cela serait grave
pour lhomme et la civilisation en général, pour la
démocratie en particulier. Il nous paraît au contraire
impératif de ne pas laisser à quelques spécialistes
autoproclamés (ou cooptés) le soin de réfléchir au sens et au
destin de la présence de lhomme dans lunivers. Cette
réflexion, cette conscience, cette « présence au monde »
sont, ou devraient être, laffaire de tous. Cest
dailleurs lessence même de la démocratie. Et
cest une des raisons, peut-être la plus importante, qui
nous ont conduits à utiliser en classe la philosophie pour
enfants. Et cette raison nous semble encore plus valable dans un
quartier classé « ZEP » .
Pour revenir à la question de lutilité de la philosophie,
je voudrais prendre deux exemples, tirés de lactualité ou
des préoccupations actuelles, et qui pourront au passage
préciser ce que nous entendons par philosophie ou dialogue
philosophique.
Le premier de ces exemples concerne les agressions dont sont
victimes les personnels des transports en commun, dans certains
quartiers des grandes villes. A juste titre, des responsables
politiques locaux ou nationaux ou des représentants de ces
personnels montrent de lincompréhension face à ces
agissements et les jugent incohérents : « Ces jeunes sen
prennent aux services que la collectivité met à leur
disposition » ; « Ils se trompent dennemi », disent-ils.
Cest vrai. Mais pour quune telle prise de conscience
ait lieu, alors quelle semble défaillante chez les
fauteurs de troubles, il faudrait que soit menée à bien une
réflexion de nature philosophique, au sens où nous entendons ce
terme. Elle supposerait en effet de recueillir un minimum
dinformations, par exemple sur lhistoire, les
techniques et les modes de financement des transports en commun,
ou sur la situation des moyens de communication dans
dautres pays. Ces informations devraient ensuite être
traitées, des comparaisons seraient à effectuer, des modèles
théoriques devraient être bâtis (Quest-ce qui se
passerait si... ?) pour aboutir à des conclusions du genre «
Finalement, ce quon a ici nest pas si mal » ou « On
serait bien embêté si les bus, le métro ou le train ne
desservaient plus notre quartier, notre ville » etc. Notons au
passage, et puisque la question des définitions demeure
centrale, que le type de réflexion décrit brièvement
ci-dessus, assez proche finalement des méthodes utilisées par
les scientifiques, est appelée pensée critique par les
théoriciens de la philosophie pour enfants.
Je ne prétends pas, bien sûr, quon réglera avec la
philosophie un problème de cette nature, dont les racines sont
profondes et complexes. Mais, me semble-t-il, une initiation à
la réflexion philosophique est un bon moyen de développer chez
des jeunes, ou des moins jeunes, les capacités permettant de
penser, de façon autonome, ce genre de situation. En tout état
de cause, ce moyen me semble au moins aussi efficace quun
autre, plus classique - une bonne leçon de morale par exemple.
Quoique lun ne dispense pas nécessairement de
lautre, tant il est vrai que, et cest une des
acquisitions des recherches pédagogiques récentes, la
diversification des méthodes permet à coup sûr de toucher un
public plus large.
Prenons un autre
exemple. On entend souvent dire que la médecine a la fâcheuse
tendance de soccuper un peu trop des organes, et pas
suffisamment de lorganisme. Des patients se plaignent
dêtre « découpés en rondelles », traités pour leurs
affections particulières et pas assez dans leur globalité.
Cette insatisfaction est très probablement une des causes
principales du succès croissant des médecines dites
parallèles, au premier rang desquelles lhoméopathie, qui
ont pour point commun de prendre le contre-pied de ce
saucissonnage. Elles préconisent le dialogue, et mettent en
avant la nécessité de soigner le malade plutôt que la maladie.
Le besoin dune évolution de la médecine officielle dans
ce sens explique, également, les appels réguliers à un
infléchissement des études médicales : nombreuses en effet
sont les voix qui sélèvent pour demander dy inclure
des dimensions psychologiques ou une meilleure prise en compte de
la douleur.
Et là, nous rejoignons la philosophie, et par plusieurs voies.
Dabord parce que lidée que nous nous faisons de la
personne humaine est par nature philosophique. La représentation
mécaniste des organismes vivants, qui les assimile plus ou moins
à des assemblages de pièces quon pourrait réparer,
changer comme on le fait pour une voiture, par exemple, cette
conception trouve son origine dans la théorie des «
animaux-machines », développée par Descartes. De même, il ne
fait guère de doute que le peu de cas que lon fait de la
douleur dans notre pays découle des préceptes philosophiques de
la pensée chrétienne, selon lesquels il faut souffrir
maintenant pour être heureux plus tard. C'est la dérive
doloriste dont parle Jean
DELUMEAU.
A travers ces deux exemples, il apparaît clairement que le
recours à la réflexion philosophique est nécessaire,
aujourdhui peut-être plus encore quautrefois. On
voit bien aussi que les grands systèmes philosophiques
imprègnent notre vie dans ce quelle a de plus quotidien et
que bien souvent, comme Monsieur Jourdain, on fait de la
philosophie sans le savoir.
Et que dire de
lapparition des cafés de philosophie ? De la place non
négligeable que tiennent des philosophes dans les médias ? Des
quelques tentatives - ce nest pas facile - de programmer,
sur certaines chaines de télévision, des émissions
régulières consacrées à la philosophie ? Des appels
réguliers à la quête du sens, à tous les niveaux de
responsabilité, et singulièrement dans léducation ? De
la parution de nombreux ouvrages de philosophie, essais, contes
ou romans ? A lémergence même de ces activités
baptisées « philosophie pour enfants » ? Le phénomène semble
être un peu trop durable, il semble prendre trop daspects
différents pour nêtre quun simple effet de mode.
On a également reproché à la philosophie dêtre un luxe
dOccidental. Autrement dit, on ne pourrait penser que quand
on a le ventre plein, quand les conditions matérielles
nécessaires à la survie sont réunies. Est-ce donc une
activité doisif ? Peut-être. Mais, dans ce cas, il est
urgent, pour le progrès de lhumanité, dassurer ce
minimum vital à une majorité de personnes. Car ce sont bien des
écrits de nature philosophique qui ont combattu et finalement
fait chuter labsolutisme, mis en place des gouvernements
démocratiques, aboli lesclavage puis la peine de mort,
développé lenseignement gratuit pour tous, fait reculer
lexploitation des hommes par dautres hommes
(conditions de travail, droits de lhomme, droits des
enfants,...).
Pas question, bien sûr, de faire de l'angélisme ou d'idéaliser
la situation ; beaucoup reste à faire. Mais cest seulement
parce que nous pensons que nous nous en rendons compte, que nous
souhaitons que ça change et que nous pouvons imaginer des
solutions pour avancer. Or, pour nous, la philosophie nest
rien dautre que cette faculté de penser le monde.
On pourra également objecter que ce sont des penseurs,
authentiques ou prétendus, qui ont engendré les systèmes
politiques les plus violents, les plus répressifs ou les plus
aliénants. Mais, dans la plupart des cas, il sagissait de
dévoiements totalitaires, gangrenés par le culte dune
personnalité ou dune caste dominante. Or, au sens où nous
lentendons, la pratique de la réflexion philosophique, en
développant la pensée autonome et lesprit critique,
prétend justement lutter contre lémergence de ces
potentats, quel que soit le titre quon leur donne.
Si, donc, la philosophie est utile, est-il souhaitable de la
pratiquer avec des enfants ? Est-ce seulement possible ? Ne
risque-t-on pas de la dénaturer, en étant contraint de la
simplifier pour la rendre accessible ? Il est vrai que la
philosophie a pour réputation dêtre une discipline ardue.
Pour preuve, elle nest enseignée (jusquà présent)
que dans les classes terminales et la lecture de nombreux
ouvrages qui sen réclament est difficile. Mais est-elle
difficile daccès par nature, ou la-t-on rendue
telle, par un acte délibéré ? Le cas quelque peu comparable de
lorthographe française, fixée tardivement (au XIXème
siècle), dans des formes complexifiées jusquà
labsurde, pourrait le laisser penser. Le mobile de cette
forme de crime pourrait être le maintien au pouvoir dune
certaine classe sociale. La grande bourgeoisie capitaliste avait
alors besoin dune masse douvriers qui travaillent
sans rechigner. Pas de gens qui lisent, écrivent ou... pensent.
Quy a-t-il de moins soumis quun ouvrier informé qui
pense ?
Il paraît évident que des élèves dâge primaire ne
peuvent entrer dans les écrits philosophiques classiques, ni
maitriser les notions philosophiques complexes. Mais la
philosophie pour enfants na pas pour objectif
dinculquer des savoirs, mais plutôt des savoir-faire.
Avant tout, elle se propose de modifier les comportements et
dapprendre à penser, comme nous l'explicitons dans les
autres pages du site. Ces compétences, largement diffusées,
pourront permettre à un nombre croissant délèves
daborder lenseignement classique de la philosophie,
en classe terminale, avec intérêt et profit.
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